L'Autre Monde

Revenir à l'accueil


"De derrière les fagots" - Chronique de Philippe Houbert -  Juillet-août  2012

Carissimi, Fenice et Namur

Dans une discographie abondante, soit séparément, soit très souvent associés, j’ai souhaité mettre en exergue le disque que le chœur de chambre de Namur et l’ensemble La Fenice de Jean Tubéry ont consacré à Giacomo Carissimi, à l’occasion du 4ème centenaire de la naissance de ce dernier. Il serait illusoire de décerner le titre de « meilleur disque » de ces excellents ensembles qui nous régalent depuis plus de vingt ans. Disons que celui-ci a retenu notre attention par son homogénéité (un seul compositeur au programme) et son originalité (un Carissimi sous trois facettes différentes).

Si Cavalli est le chainon qui permet de comprendre l’évolution du genre opératique de Monteverdi à Alessandro Scarlatti, Giacomo Carissimi assure cette même liaison pour l’oratorio et la cantate profane. Sorte de pivot dans l’histoire de la musique, et essentiel pour bien comprendre d’où viennent les Charpentier, Scarlatti père et autres Händel. C’est tout l’intérêt de ce disque du label belge Cyprès de nous offrir trois genres différents dans lesquels le compositeur romain excella. La première pièce au programme, et qui donne son titre au disque, « Vanitas vanitatum », est un oratorio sans l’être tout à fait. En effet, point de narration, pas de personnage identifié, mais une réflexion très évocatrice fondée sur la maxime célèbre tirée du livre de l’Ecclésiaste et qui, musicalement, constitue un remarquable miroir aux vanités picturales dont le dix-septième siècle fut rempli. L’alternance des parties solistes clamant leur quête de savoir, de richesse, de délices des plus variées, et de chœurs rappelant la fragilité du passage sur terre, contribue à l’émotion, renforcée ici par la qualité des voix solistes du chœur de chambre de Namur, Caroline Weynants, Hélène Cassano, Peter De Laurentiis, Etienne Debaisieux et Hans-Jörg Mammel dont on connaît l’évolution de la carrière depuis ce disque.

La part profane de la production de Carissimi est en grande partie occultée par la notoriété des histoires sacrées. Il semble pourtant que, de son vivant, ce sont plutôt les cent trente cantates profanes attribuées avec certitude qui contribuèrent à sa gloire, faisant de lui le père du genre, avec Luigi Rossi. « Sciolto havean dall’alte sponde », appelée aussi « I Naviganti », date de 1653. Ecrite pour deux sopranos, baryton et basse continue, elle conte la métaphore de deux amants partis sur une mer déchaînée mais qu’une voix invite à échapper à la tempête menaçante et à regagner le calme du rivage. Les tourments de l’amour méritent-ils d’être endurés ? Œuvre composite en apparence (une quinzaine d’épisodes en à peine treize minutes de musique, alternant récitatifs, ariosos et airs) mais dont l’organisation interne démontre l’homogénéité, avec sa ritournelle instrumentale ponctuant chaque strophe du trio initial, des tutti commentant l’action, une tonalité principale de do mineur, la mesure ternaire dominante. On ne peut passer sous silence la beauté fulgurante de l’épisode de fin du trio initial, avec ses retards harmoniques créant une atmosphère angoissée, non plus que le long arioso de basse « Udite, udite, amanti », aux vocalises très descriptives. On comprend que cette cantate ait été copiée dans toutes les cours d’Europe, le roi Charles II d’Angleterre la chérissant tout particulièrement. Solistes vocaux et Fenice à effectif réduit y brillent de tous leurs feux.

Autre singularité de ce disque, la messe-parodie « Sciolto havean dall’alte sponde », en ut mineur pour cinq voix et basse continue. Les messes de Carissimi ne figurent pas parmi les pièces les plus jouées et enregistrées, c’est le moins que l’on puisse dire. De plus, le principe de la messe-parodie (messe utilisant un matériau profane ou sacré déjà connu que le compositeur amplifie, développe, jusqu’à le rendre souvent méconnaissable, par tout un jeu de variations contrapuntiques), base d’une grande partie de la production sacrée de la Renaissance de Brumel à Palestrina, avait été interdit par le Concile de Trente, soit un siècle plus tôt que la composition de cette œuvre. Carissimi, sans doute bien protégé par des cardinaux romains, dérogea à la règle en reprenant une partie du matériel thématique de la cantate homonyme, notamment les premier et dernier trios très présents dans la section initiale du Kyrie et Christe. Mais d’autres thèmes de la cantate se retrouvent plus loin dans la messe, aboutissant à des métaphores  telles que celle liant le « fuoco » dont brûlent les amants et les langues de feu évocatrices de la Pentecôte. Voix du chœur de chambre de Namur, cordes et cornet à bouquin de Jean Tubéry illuminent cette messe quasi passéiste. La boucle qu’essaie de tracer ce disque entre des Carissimi novateur et regardant en arrière, est ainsi bouclée.

A noter que l’illustration de la pochette, nous offrant la Madeleine à la veilleuse de Georges de la Tour (musée du Louvre) est un joli accompagnement de ce très beau disque.

Écouter des extraits du disque sur le site Qobuz.com

« Vanitas vanitatum »
« Vanitas vanitatum », oratorio à cinq vois, deux violons et basse continue
« Sciolto havean dall’alte sponde » , cantate à troix voix et basse continue
 Missa « Sciolto havean dall’alte sponde », à cinq voix

Chœur de chambre de Namur : solistes : Caroline Weynants, Cécile Cote, Hélène Cassano, sopranos ; Thierry Lequenne, contre-ténor ; Hans-Jörg Mammel, Peter De Laurentiis, ténors ; Etienne Debaisieux, baryton-basse
La Fenice : Jean Tubéry, cornet à bouquin et direction
CD Cyprès CYP 1644 enregistré en juillet 2005