L'Autre Monde

Revenir à l'accueil

Gustav Leonhardt
(1928 – 2012)

par Jean-Paul Combet

Quelques mois après sa disparition, voici donc que paraissent les premières compilations des disques enregistrés par Gustav Leonhardt. Ainsi va le monde : au memento mori baroque a succédé désormais le rappel que tout événement, même la mort (surtout la mort ?) peut donner l’occasion de faire de bonnes affaires. Les différents « hommages » qui seront réédités au fil des mois donneront toutefois l’occasion à ceux qui ne les connaissent pas de découvrir de formidables enregistrements, parfois retirés du catalogue depuis des années. L’Autre Monde ne manquera pas de vous en tenir informés…

Pour le moment, c’est Alpha qui regroupe en coffret les cinq disques que j’ai eu la joie de produire pour Leonhardt.

Je le connaissais déjà depuis quelques années, l’ayant invité à plusieurs reprises à donner des concerts de clavecin, d’orgue ou de clavicorde, notamment dans le cadre de l’Académie Bach d’Arques-la-Bataille . A dire vrai, j’avais le sentiment de le connaître depuis beaucoup plus longtemps, grâce aux disques qu’il avait enregistrés et qui impressionnaient tant le jeune organiste que je m’efforçais d’être.

Après la création d’Alpha, en 1999, je fis bien entendu à Leonhardt proposition d’enregistrer pour mon label, mais sa réponse était toujours la même, négative : il avait déjà fait beaucoup de disques, en était fatigué, et ne voyait pas l’intérêt de revenir devant les micros.

Jusqu’à ce projet d’orgue à Bordeaux, inespéré. En y pensant maintenant avec le recul du temps, je réalise à quel point Leonhardt avait un rapport individualisé envers les instruments qu’il appréciait. Cet orgue-là, ou ce clavecin-là, pour jouer ce programme particulier. Je crois que l’envie d’enregistrer un disque partait d’abord de l’intérêt pour les sonorités d’un instrument, et donnait lieu ensuite à l’élaboration du programme. C’est en tout cas ce qui se produisit pour ce qui allait devenir notre premier disque commun. Il faut dire que l’orgue de l’église Sainte-Croix de Bordeaux, magnifiquement restauré par Pascal Quoirin, est unique en son genre. Œuvre de Dom François Bedos de Celles, bénédictin, auteur du magistral traité L’Art du Facteur d’orgues, cet instrument incarne en quelque sorte l’idéal de l’orgue français du XVIIIe siècle et Leonhardt en admirait autant la noblesse que l’équilibre. Il avait donc décidé d’y faire un tout dernier disque. Fidèle en amitié, il en réservait la réalisation à Wolf Erichson, qui avait déjà produit avec lui de très nombreux enregistrements, notamment pour Sony. Malheureusement cette compagnie n’était désormais plus intéressée par des disques d’orgue, aux ventes jugées trop confidentielles, et Erichson se retira du projet. Un ami bordelais de Leonhardt, passionné de musique, lui suggéra qu’Alpha pourrait faire du bon travail. Notre collaboration commençait…

Ce qui aurait dû être son dernier disque fut en fait suivi de quatre autres… Non qu’il ait pris plaisir à enregistrer (l’enregistrement a toujours été pour lui une souffrance), mais je crois qu’il était satisfait de notre travail, de la qualité de la prise de son et du soin apporté à la réalisation éditoriale.

Sans entrer dans le détail de chaque enregistrement, ce qui ne serait pas sans intérêt, je ne rappellerai ici que des caractéristiques communes à toutes les productions que nous réalisâmes ensemble. Elles duraient très peu de temps : deux jours. Il était chaque fois parfaitement prêt, concentré, voire tendu, impatient d’en finir. L’essentiel du temps de travail était consacré à la balance de prise de son, afin de trouver la position des micros la plus fidèle aux timbres des instruments. Ensuite, tout allait très vite. Chaque pièce était jouée une fois, deux au maximum, et Leonhardt se reprenait lui-même les rares fois où il lui arrivait de se tromper. En trois heures, tout était terminé… Nous finissions ensuite la soirée au restaurant, toujours agréablement, en dégustant des vins qu’il appréciait en connaisseur. Ces disques ne comprennent donc que très peu de montage, alors que les facilités de la technologie numérique donnent la possibilité de courir après une perfection fabriquée à coup de plusieurs centaines de points de montage ! S’il a dit à de nombreuses reprises qu’il n’aimait pas tellement enregistrer, c’est que selon lui la perspective de correction technique, grâce au montage qui permet de coller des rustines sonores autant de fois que nécessaire, annihilait la prise de risque indispensable au geste artistique. En donnant du confort, elle démobilise l’énergie et stérilise la continuité du discours musical. Si vous écoutez ses disques, anciens ou récents (voir à ce sujet la chronique de Philippe Houbert) , vous percevrez sans doute qu’ils ne sont pas constitués de courtes séquences  juxtaposées, mais qu’ils sont portés par un souffle ample et continu, du début à la fin. Chacun d’eux nous parle.

Ces cinq disques sont présentés par Alpha comme les derniers enregistrés par Leonhardt, ce qui n’est pas tout à fait exact. Il existe en effet un magnifique enregistrement des pièces de clavecin de Forqueray réalisé en 2005 pour ses amis du festival de musique baroque de Saint Petersbourg, mais qui n’a connu qu’une diffusion très discrète et éphémère (écouter ici). Sa réédition serait bienvenue.

J’ai revu Leonhardt quelques jours avant sa mort. Il tenait à me remercier pour la qualité de ce qu’il appelait « notre association », et me dire adieu. C’est moi qui doit le remercier, chaque jour, de la confiance qu’il m’a accordée et des extraordinaires moments de musique vécus à ses côtés, gravés dans ma mémoire. Il ajouta encore quelque chose : de continuer dans la même voie, en n’oubliant pas que nous autres, humains, avons besoin de tenir quelque chose entre nos mains, et que les objets participent aussi parfois à donner du sens à la vie.

C’est la vocation de l’Autre Monde de continuer à honorer cette confiance…


NB : un regret à propos de la réédition en coffret de ces enregistrements : l’absence totale des textes d’accompagnement qui figurent dans les éditions originales et un livret dont l’indigence est incompréhensible… Heureusement, quelques belles photos de Robin.H. Davies prises durant les séances d’enregistrement comblent les vides. Mais quel dommage !

Retrouvez ce coffret à prix exceptionnel sur notre boutique en ligne