L'Autre Monde

Revenir à l'accueil



"De derrière les fagots" - Chronique de Philippe Houbert

Le jeune Johann Sebastian Bach par Ewald Demeyere



« Feu mon père n’avait jamais rien voulu en savoir ». Le « en » dont il est question dans les directives que Carl Philipp Emanuel Bach donne au biographe Forkel ne sont autre que « les querelles de jeunesse » qu’il convient de « taire ». Ces injonctions filiales et les images, tel le portrait sévère de Haussmann ou la statue majestueuse trônant devant la Thomaskirche de Leipzig, ont fait écran avec le jeune Johann Sebastian Bach, ce grand garçon qui, à dix-sept ans, osa porter sa candidature d’organiste à un poste important, un an plus tard se vit prier de tester un nouvel instrument, et prolongea de trois mois un congé à l’origine donné pour quatre semaines. Jeune homme qu’on n’ira pas qualifier de rebelle, mais indiscutablement sûr de sa destinée et désireux d’embrasser tout ce qu’il était possible de connaître de musique de son temps pour parfaire sa formation.
C’est ce jeune virtuose que le claveciniste Ewald Demeyere se proposait de nous faire redécouvrir début 2005 en enregistrant un certain nombre de compositions, dont beaucoup posent problème : de datation, faute de sources précises ; d’interprétation, pour la même raison ; et même d’authenticité. Et pourtant, tant par son contenu que par la qualité de l’interprétation, c’est un disque passionnant, car très représentatif du répertoire de jeunesse de Bach qui nous était donné il y a sept ans et que je souhaitais remettre en lumière ici.

Comme pour planter le décor des problématiques auxquelles l’interprète doit se confronter, le disque débute avec une bien étrange Fantaisie et fugue en la mineur, associant une première partie dont le traitement du matériau thématique faisant évoluer la tonalité fait déjà penser aux grands Préludes de la maturité, à une double fugue plus sage. Pièces de dates différentes réunies pour une occasion inconnue ? On ne sait. La Suite en la majeur qui vient après est sans doute l’une des toutes premières œuvres composées par Bach. Œuvre en cinq mouvements, remplaçant étrangement l’habituelle Courante pour un Air pour les trompettes, appelant souvent des sonorités orchestrales, et se terminant par une Gigue dont le thème vous trotte longtemps en tête.
Le Prélude en la mineur BWV 922 mériterait plutôt l’appellation de Fantaisie. Il s’agit d’une composition du début de l’époque de Weimar, donc aux alentours de 1710, démontrant la capacité de Bach à naviguer dans les tonalités les plus éloignées grâce au traitement en séquence d’un modèle rythmique savamment entretenu.
Le concerto en sol Majeur BWV 973 est un peu plus tardif, mais date toujours de la période de Weimar. Le prince de Weimar Johann Ernst avait le bon goût de voyager et, d’un séjour à Amsterdam, revint avec diverses partitions de Vivaldi éditées dans cette ville. Du concerto pour violon opus 7 n°8, Bach fit cet arrangement pour clavecin démontrant son extraordinaire capacité pour l’agencement des parties, ajoutant voix supplémentaires et ornements dans les voix solistes.

On laissera de côté les deux Fantasias et Fughettes BWV 907 et 908, à l’authenticité contestée, pour mieux parler du Prélude et Fugue en la mineur BWV 894, parfait chef d’œuvre que Bach lui-même considérait comme un de ses « morceaux de parade » et dont le nombre de copies existantes prouve l’effet qu’il fit sur ses auditeurs. Le compositeur en fut tellement satisfait que, dans sa maturité leipzigeoise, il étendit l’œuvre pour en faire son Triple concerto pour clavecin, flûte et violon BWV 1044. Ici, Ewald Demeyere arrange la version originale pour la rapprocher de la finale. Son interprétation rend parfaitement grâce à la vaste structure du premier mouvement, à l’extrême virtuosité d’une rare exigence. La Toccata en mi mineur BWV 914 est à dater des années 1707-1708, dans le plus pur style recueilli lors du voyage à Lübeck, avec sa partie médiane empreinte du style fantastique cher à Buxtehude.
Le plus célèbre « Capriccio sopra la lontananza del suo fratello dilettissimo » qui clôt cet enregistrement reste une énigme quant aux motivations et à la date de composition. Est-ce un frère de sang ou spirituel dont il s’agit ici ? Le mystère reste entier, laissant l’enchaînement des six morceaux « à programme » dans l’incompréhension la plus totale. Mais rien n’empêche de savourer ces tableaux d’angoisse et d’adieu, jusqu’à la fugue finale mêlant fanfare et thème du cor de postillon entendu précédemment.

A une exception près, nous n’avons pas commenté l’art d’Ewald Demeyere dans ces diverses pièces car ceci nous aurait amené à de trop nombreuses répétitions. Celui qui fut, de nombreuses années durant, le claveciniste de la Petite Bande et d’Il Fondamento, fait montre ici d’un jeu virtuose mais restant sensible en permanence à l’esprit de chaque œuvre. Il convient de mettre aussi en évidence la beauté du clavecin utilisé, une copie par Jürgen Ammer d’un instrument anonyme de 1715 de Thuringe conservé en la Bach Haus à Eisenach.
Une remarquable introduction au monde du jeune Bach.


Johann Sebastian Bach (1685-1750) : The Young virtuoso 
Fantaisie et Fugue en la mineur BWV 904 – Suite en la mineur BWV 832 – Prélude en la mineur BWV 922 – Concerto en sol majeur BWV 973 – Fantasie et Fughettes en si bémol majeur BWV 907 et en ré majeur BWV 908 – Prélude et Fugue en la mineur BWV 894 – Toccata en mi mineur BWV 914 – Fantaisie en sol mineur BWV 908 – Capriccio sopra la lontananza del fratello dilettissimo en si bémol majeur BWV 992

Ewald Demeyere, clavecin de Juergen Ammer (1995) basé sur un instrument anonyme allemand de 1715

Accent – ACC 24170

Acheter le disque sur notre boutique en ligne

Ecouter des extraits du disque